Deux hommes

En ce début d’après midi animé comme il en existe beaucoup à Paris durant les premiers jours de la période automnale, le jeune homme patientait seul, assis à une table de la terrasse du Café des Deux Moulins.
Le dos courbé, comme si il luttait déjà contre le poids de plusieurs années de solitude, il semblait pensif, presque absent. Vaguement distrait par un jeune serveur aux cheveux roux qui, muni d’un balai, ne pouvait qu’observer, impuissant, le cortège dansant des feuilles mortes roulant sur les pavés, il choisit finalement de lire son journal…


Sous la verrière de la gare Saint Lazare, plongé depuis plusieurs minutes dans la lecture du Petit Parisien, un vieil homme aux cheveux grisonnants finit par sursauter. Déposant sur la table ses petites lunettes rondes qui venaient parfois au secours de ses yeux fatigués, il plia grossièrement son journal avant de le ranger dans sa serviette en cuir.
La montre qu’il sortit de la poche de son gilet ne le quittait jamais. Soucieux, il contempla un long moment cet objet chargé de précieux souvenirs, ignorant presque la ronde incessante des aiguilles sur le cadran.
En réalité, depuis le télégramme qu’il avait reçu deux jours auparavant, elle ne cessait d’occuper ses pensées. Il quitta la table à laquelle il s’était installé, emportant avec lui un bouquet des fleurs qu’elle aimait tant…


Lentement, le doux mariage de la rose et du jasmin vint troubler le jeune homme. Prisonnier de ce charme magique et profond, il leva les yeux de son journal, ne pouvant laisser flâner plus longtemps son esprit au milieu de toutes ces nouvelles insignifiantes. Elle avait disparu au coin de la rue sans emporter son écharpe en soie.
Jetant un bref regard derrière lui, vers ce garçon de café qui faisait l’admiration de tout Paris en parvenant à débarrasser plus de dix couverts à la fois, le jeune homme vit sa commande arriver.
On entendit à peine le tintement de la petite cuillère alors que le serveur déposait avec le plus grand soin une tasse de thé sur la table ronde. Puis, intrigué par cette chaise désespérément vide, il parcourut rapidement plusieurs feuilles du carnet sur lequel étaient griffonnées quelques notes.
« Je me contenterai du thé je vous remercie » lui dit le jeune homme avec un sourire gêné.
Tandis que le serveur repartait travailler, le jeune homme fut comme replongé dans ce passé teinté d’heureux souvenirs, ne pouvant quitter des yeux les vapeurs qui s’échappaient de son thé brûlant…


Tout n’était que fumée, vapeurs étouffantes bleuies par une douce soirée d’automne alors que le vieil homme, coiffé de son feutre noir, avançait le long des quais. D’imposantes locomotives noires s’échouaient à faible vitesse sur les voies de garage près des docks. Les freins crissaient, les trains criaient, masquant le chef de gare qui hurlait un ordre à son subordonné.
Son train n’allait plus tarder à présent.
Timidement, il plongea une main tremblante dans sa serviette, à la recherche de son billet pour Rennes. Maladroit et trop pressé, il fit tomber de sa sacoche un petit agenda. Se baissant pour le ramasser, il épousseta nerveusement son précieux carnet qui s’était ouvert à la page du 17 novembre…


17 novembre, jour où il venait la rejoindre pour la première fois à Paris, dans ce monde gris qui selon lui, manquait cruellement de poésie. Nulle attention les uns pour les autres, ici, on ne marchait pas, on courait.
Elle, qui débutait ses études de comédienne au théâtre de la Colline, l’avait entraîné dans les splendeurs de cette ville inoubliable.
A Montmartre, ils avaient croisé un artiste chaleureux, magicien exubérant, ravi d’épater les promeneurs en attirant les oiseaux sur son chapeau haut de forme.
Le long de la Seine, il avait découvert en sa compagnie la ville de Paris sous son plus beau jour.
Au fil de l’eau, sur les berges de la rive gauche, ils étaient amoureux, seuls au monde, au cœur de la ville et loin de son agitation.
Enfin, sur le pont des Arts, elle lui avait offert ce crépuscule merveilleux illuminant les bords du fleuve parisien. A cet instant, il savait au plus profond de lui que sa vie ne valait d’être vécue qu’en se trouvant à ses côtés…


C’était suite à une vague dispute survenue un soir de juin que leurs chemins s’étaient séparés.
Aujourd’hui, cette sombre silhouette, perdue au milieu de l’activité fourmillante de la gare Saint Lazare, prenait le train pour lui dire un dernier adieu, teinté de tristesse et de regrets désormais éternels. Glissant la main au fond de son vieux veston, il sentit le papier froissé du télégramme. Le vieil homme ferma les yeux. Il le connaissait par cœur : Sarah nous a quitté ce matin-stop-Prends le train pour Rennes-stop-Funérailles dans trois jours-stop
Au milieu de ses regards oppressants, comme pour se persuader que le temps ne pesait pas plus lourd sur ses épaules, il regarda une dernière fois sa montre…


Après tout, elle n’était partie que depuis dix minutes tout au plus. Qu’attendait-il pour la rejoindre ?


Ainsi, lorsqu’à la terrasse d’un café vous apercevez, posée sur une table, une tasse de thé encore fumant laissée à moitié vide, ne vous arrêtez pas à la simple négligence ou à l’apparente impolitesse de l’individu qui se trouvait là. Regardez plutôt la petite cuillère qui ne cesse de vaciller, aux côtés de la coupelle et du papier grossièrement déchiré qui enveloppait un morceau de sucre. Elle vous indiquera que cet homme marche vers le bonheur d’un pas rapide mais néanmoins mal assuré…

Je tenais à être la première à féliciter l'auteur pour ce chef d'oeuvre...magique, puissant, romantique...Charab tu as écrit un rp qui sont de ceux qui nous reste dans la tête, et auxquels on pense en souriant...

Merci

Pas mal, Rp agréable a lire, plutot sympa!

Merci beaucoup pour tes deux messages

un seul mot me vient à la bouche: "WAHOU!!". C'est plutôt beau
BRAVO